Les heureux travailleurs, d'Ernest Bussy.

Heureux qui peut vivre en paix sous le chaume.

Recueil : Les poésies et sonnets (1884)
Heureux le laboureur ! Il est libre et robuste.
Dans les champs, au soleil, s'il doit plier son buste,
S'il se lève aussitôt que l'aube claire a lui,
L'espoir de la moisson, du moins, le réconforte,
Et si l'effort est grand et si la tâche est forte,
Il sait qu'il travaille pour lui.

Heureux le vigneron que réjouit l'automne !
Bientôt un vin doré va couler dans la tonne :
Déjà le pampre est mûr au penchant des côteaux.
Heureux le possesseur du plus petit champ d'orge !
Heureux les forgerons qui font sonner la forge
Sous la cadence des marteaux !

Heureux celui qui peut, dans sa terre natale,
Au milieu des splendeurs que la nature étale,
Vivre en paix sous le chaume où les aïeux sont morts,
Et qui, rêvant toujours semailles ou récoltes,
Meurt sans avoir connu les farouches révoltes,
Les grands orgueils et les remords !

Appels désespérés, élans vers l'Invisible,
Mêlés à quelque espoir d'existence paisible
Dans un vallon fleuri, solitaire et charmant,
Où l'on vivrait avec une amante chérie,
Ayant pour tout domaine un arpent de prairie.
Et vieillir sans regret et mourir en s'aimant !

Ah ! le songe est trop beau. Ta vie est plus austère.
― Avant d'aller dormir le sommeil de la terre,
Deux ennemis sont là qu'il faut vaincre : la Faim
Et le Mal. Cette lutte est sans pitié ni trêve.
Que de plus fortunés réalisent ton rêve.
Tu connais ton devoir ; combats jusqu'à la fin !

Ce combat inégal, par moments, nous obsède.
On déteste le mal et pourtant on lui cède,
En disant : Je serai moins lâche désormais !
Malgré ce grand effort et ce désir intense,
On aperçoit toujours à la même distance
L'idéal bien-aimé qu'on n'atteindra jamais.

Enfin, lasse, parfois, l'âme se décourage :
Pauvre oiseau fatigué qui se livre à l'orage
Et vague à la merci du vent qui l'insulta.
― À quoi sert de lutter sans espoir de victoire ?
Elan, chute, regret. C'est l'éternelle histoire.
Toujours même folie et même résultat !

― Laboureur, que ton champ réclame dès l'aurore,
Qui sèmes tes moissons et peut les voir éclore ;
Forgeron, que le dur métier rend vigoureux,
Qui vas courir les bois quand la besogne chôme ;
Paysan satisfait sous ton vieux toit de chaume,
Que ne suis-je un de vous ! — Vous êtes les heureux.

Ernest Bussy (1864-1886)