Mille baisers sur tes belles lèvres, de Maurice Bouchor.
Mille baisers sur tes belles lèvres.
Recueil : Poème de l'amour et de la mer (1892)
Quand verrons-nous comme autrefois Rougir, pimpantes et joyeuses,
Les petites fraises des bois
Comme des lèvres amoureuses ?
Quand verrons-nous comme autrefois
S'épanouir, fraîches écloses,
Les petites fraises des bois
Comme le bout de tes seins roses ?
Que de désirs inapaisés
Me brûlent le sang de leurs fièvres !
Combien, mignonne, de baisers
Sécheront sur tes belles lèvres !
Ils s'envolaient, beaux papillons,
Sans jamais tromper mon attente,
Et leurs ailes de vermillon
S'abattaient sur ma lèvre ardente.
A présent j'envoie, éperdu,
Mille baisers au vent qui passe ;
Dis-moi, n'as-tu pas entendu
Ce qu'il te disait à voix basse ?
Vent parfumé, qui dans ses plis
Comme en une étoffe de gaze
Roule nos jours passés, remplis
D'une mystérieuse extase...
Dis-moi, ne t'a-t-il point parlé
De la saison exquise et brève
Qui n'est plus qu'un rêve envolé,
Que l'ombre légère d'un rêve ?
Es-tu trop loin pour que sa voix
Puisse, en t'apportant mes tendresses,
Au souffle matinal des bois
Faire refleurir nos jeunesses ?
Oh ! dans ton solitaire ennui,
Es-tu trop loin ? Peux-tu m'entendre ?
Comprends-tu tout ce que la nuit
A de douloureux et de tendre ?
Pleures-tu comme nous pleurions
Sous les étoiles, sous la lune
Aux mélancoliques rayons,
Regard furtif de la nuit brune ?
Loin de toi, mignonne aux grands yeux,
Que tu m'aimes, que tu m'oublies,
Je marche dans les bois brumeux
Parmi tant de mélancolies.
Le vent étouffe mes chansons,
Craignant que je ne te déplaise,
Et je vais le long des buissons
Où ne rougissent plus les fraises.
Maurice Bouchor (1855-1929).