La sensibilité, d'Helen Maria Williams.

La sensibilité.

Recueil : Les poèmes sur divers sujets (1823)
Ô sensibilité ! qui des âmes chagrines
Fais le supplice et les douceurs,
Souffre qu'à ton autel j'ose attacher des fleurs
Dont mon cœur trop souvent a senti les épines.

Je ne demande point à jouir, sous ta loi,
D'un bonheur sans mélange ou de peine ou de crainte :
Tu verses tour-à-tour le nectar et l'absinthe ;
Je ne refuse rien de ce qui vient de toi.

Les bienfaits que du sort l'aveugle complaisance
Prodiguerait sans borne à des cœurs satisfaits,
Ne valent point ton trouble et ta douce espérance,
Ne valent pas le bien, pas le mal que tu fais.

De tes célestes dons l'amitié pénétrée
Guérit les blessures du cœur ;
Des jours d'inquiétude accourcit la durée,
De la nuit du chagrin éclaircit la noirceur.

À la compassion que tu prêtes de charmes
Dans les humides yeux que tu sus attendrir !
Eh ! qui sait mieux que toi ce que vaut une larme ?
Eh ! qui sait mieux que toi ce que coûte un soupir ?

Lorsque pour s'exprimer, l'amour, l'amitié tendre
Cherchent en vain des mots, tu viens à leur secours ;
Ton accent supplée au discours ;
Et cet accent si doux les cœurs savent l'entendre.

Toi seule aux vrais amans inspires leurs transports,
Des plus nobles plaisirs source à jamais féconde ;
La froide raison cède à tes tendres efforts ;
Et la fidélité sur toi seule se fonde.

Tu veux qu'entre amis, entre amants,
Ce ne soit à jamais qu'un même esprit qui pense ;
Tu tresses les fils de leurs ans ;
Et par toi, l'un chez l'autre, ils trouvent l'existence.

Comme on voit un fluide ou monter ou tomber,
Si le chaud ou le froid règnent dans l'atmosphère,
On te voit tressaillir d'une joie étrangère ;
À la douleur d'un autre on te voit succomber.

Pour que le malheureux souffre moins de ses peines,
Tu veux qu'un être ami les partage avec lui ;
Ainsi l'arbre qui cache un baume dans ses veines,
Est blessé pour guérir les blessures d'autrui.

Sous tes lois cependant l'aveugle destinée
Condamne à des tourments qu'ailleurs on ne sent pas ;
Et la pointe des maux par toi plus raffinée,
Pénètre plus avant dans les cœurs délicats.

Les vulgaires esprits qui te nomment faiblesse
Sont des ennemis que tu crains ;
Et l'égoïste qui te blesse
S'étonne encor si tu te plains !

Quels maux tu dois souffrir quand celle à qui tout cède,
La mort, brise des nœuds que tu crus assurer !
Mais ces maux te sont chers, tu craindrais le remède,
Et tu rougirais d'espérer.

Toi-même alors gémis de cette loi si dure,
Qui, tôt ou tard, oblige à verser tant de pleurs ;
Qui vend si chèrement tes bienfaits à nos cœurs.

Helen Maria Williams (1759-1827)